Extraits des Cahiers de Limentinus

essais

Le livre est le propre de l’homme et une vie sans livres, j’endosse là-dessus le gros des réflexions alarmistes de Danièle Sallenavei, est une vie ordinaire, quasi végétative, j’oserais presque dire "désœuvrée", incapable d’élan, de création, d’ouverture sur le monde. C’est la mort dans la vie. Le manque de livres empêche l’humain d’être humain, de devenir humain. Au contraire, la fréquentation des livres enrichit le regard, agrandit le vécu : "Le temps de lire, comme le temps d’aimer, dilate le temps de vivre", lance, pour sa part, Daniel Pennacii.

Parmi l’ensemble des livres, il existe des plus-que-livres : les œuvres littéraires, et c’est à elles que vont mes préférences. La littérature est un instrument essentiel de l’expression de la liberté et on verra combien souvent ce dernier mot revient sous la plume des écrivains abordés ici, car il est le nerf même de la vie, comme il est celui de la littérature. Les livres littéraires (certains plus que d’autres il est vrai, en tout cas assurément ceux dont j’ai choisi de parler, même négativement) sont porteurs d’une conscience aiguisée de soi, des autres, de la subjectivité en devenir, des problèmes de notre temps. Une vie sans littérature serait une vie qui n’est pas conscientisée, examinée, pesée. Comme Kafka le disait, ce que Marthe Robert rappelait déjà dans les notes de son Livre de lecturesiii, une œuvre est "la hache qui brise en nous la mer gelée" (126). Dans un entretien avec Sallenave, Julia Kristeva sonne l’alarme, elle aussi, quand elle parle de "la destruction de l’espace psychique dont nous sommes menacés" et qui prend diverses formes, dont la psychose, le terrorisme, jusqu’à la dévaluation de la conscience et l’anéantissement de soi dans la recherche d’un perfectionnement ou d’un au-delà dans les sectesiv. La fréquentation de la littérature propose déjà, en elle-même, une forme de solution en ce qu’elle offre un recul supplémentaire par rapport au quotidien. Est-ce un hasard si la littérature, instrument capital de la lucidité, rachète tout selon le grand pessimiste de notre époque, Cioran, et soit l’unique valeur qui subsiste à sa rageuse entreprise de table rase ?

"Il n’y a pas de paideia, de Bildung, de formation sans littérature", affirme encore Sallenave (106). À la question : "Doit-on enseigner la littérature ?", Barthes répondait : "Mais il ne faut enseigner que cela !" Ce pourquoi on devrait l’inscrire à tous les programmes de cours jusque dans les domaines apparemment étrangers aux Lettres, comme le management par exemple. La littérature contient tout, l’essentiel de l’individu autant que des peuplades ou des sociétés entières. Elle est riche en modèles humains et sociaux. Parce que, dans les meilleurs cas, elle entrelace au travail de l’écriture un travail critique et philosophique, elle propose en outre une étude de ces modèles. C’est ainsi qu’elle instruit : elle aide à mieux comprendre le monde, forme le jugement, accroît la capacité de réfléchir sur les actions et les passions humaines et, partant, à conduire notre existence. Elle nous rend plus sensibles et plus intelligents. N’est-elle pas une intelligence de l’émotion ? Elle nous incite à habiter notre temps et à mieux vivre. C’est aussi ce que disent nombre d’écrivains ici. La littérature est même parfois une forme de mise au monde. Comme l’écrit Salman Rushdie dans son recueil d’essais critiques Patries imaginairesv, "il y a des livres qui ouvrent des portes aux lecteurs, des portes dans la tête, des portes dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence". Renoncer aux livres, c’est renoncer à ouvrir des portes en soi, c’est se refuser l’accès à d’autres mondes, c’est s’interdire de bouger, c’est dire non à la vie.

Plus que jamais, il faut donc parler des livres et de la littérature. Là-dessus, c’est tout le contraire de la modestie qui devrait s’imposer. Ne pas le faire serait aller dans le sens de la "décréation", alors qu’il faut au contraire travailler en faveur de ce qui sauvegarde la vitalité de la pensée, accroît la capacité de créer et assure la vie de l’esprit.
(…)

Le débat solitaire de l’écrivain est exemplaire de la condition humaine car un véritable écrivain, c’est celui qui se penche sur l’être humain avec inquiétude et qui évalue ce qu’il est, ce que sont ses espoirs, ses pouvoirs réels, ses limites, ses perspectives. D’œuvre en œuvre, ici, s’ouvrent des portes sur le sens que l’être humain cherche à donner à sa vie au sein de l’univers, se déploie un éventail des facettes du sujet contemporain, s’esquissent les rudiments d’une nouvelle rhétorique de la personne à travers le statut des personnages, se dessinent des relations inédites entre le masculin et le féminin, s'ouvre un petit panorama des esthétiques existantes, se dit ce qu’il en est du rapport à la création. Ce qui intéresse la littérature d’aujourd’hui constitue une fresque des grands débats de fond qui animent nos cultures. On y discute, notamment, de la guerre des sexes qui développe des réseaux discriminatoires divisant davantage nos sociétés; on y représente les problèmes interculturels que pose la mondialisation et où le racisme prend des visages insoupçonnés; on y traque les menaces qui pèsent sur notre civilisation et on cherche à les désamorcer; on y recense les principaux changements sociaux que nous traversons; on y étudie la solitude, le désœuvrement, la désagrégation de la famille, l’accroissement des suicides chez les jeunes; on y examine les désespoirs et on y propose des espoirs; on y explore de nouvelles façons de dire l’humain et de raconter des histoires, que ce soit à travers le genre de la novella, des récits brefs, des textes érotiques, des biographies imaginaires ou des peintures mises en mots, notamment.

Ce livre de livres, je souhaiterais qu’il soit le récit d’un homme qui lit, le journal fragmentaire d’un liseur où chaque chapitre serait comme un tableautin sur les valeurs de notre temps. Mais s’il ne réussit pas à être cela, il est du moins, assurément, constitué d’une richesse à offrir : la richesse des autres. J’aimerais aussi qu’il soit un encouragement sans réserve, pour ceux et celles qui en ont besoin, à fréquenter les philosophes et les écrivains de notre temps. Je voudrais enfin qu’il contribue à revaloriser la lecture car, s’il importe d’écrire des livres, il importe davantage de les lire. La lecture est sans nul doute, avec l’amour, parmi les expériences les plus vives et les plus hautes que l’on puisse vivre. Ce pourquoi je rêve qu’on reconstitue un jour l’histoire des lecteurs avec le portrait de grands liseurs, un peu comme on a fait l’histoire des écrivains. (…)

Il fut un temps où l’écriture, ne l’oublions pas, était une activité manuelle et une occupation servile réservée aux scribes sans gloire, alors que les maîtres se spécialisaient dans la seule lecture, activité plus prestigieuse, et refusaient de se soumettre aux contraintes dégradantes de l’écrit. Dans cet ouvrage, l’auteur voudrait idéalement réunir ces deux fonctions qui étaient jadis séparées et être un lecteur qui écrit autant qu’un auteur qui lit : ce qui reviendrait à être une sorte de copiste qui écume les textes, les sélectionne, les décode, les fait exister, les annote en marge de notabilia, un enlumineur aussi comme les anciens polygraphes, un manipulateur d’écriture qui, au sens métaphorique, orne les textes qu’il a lus et retranscrits de manière à les rendre désirables auprès d’autres lecteurs tout en espérant transmettre son amour de la lecture et de l’écriture.