Extrait de Ce qui nous tient

nouvelles

"Arriva"

Arriva au cinéma, Arriva au concert, Arriva en crise de lecture, jusque-là tout n'avait été que pressentiment, j'ai des problèmes avec les films disait-elle, je ne peux pas t'accompagner, Arriva et le septième art, tout un chapitre d'existence, tout un cas pour psychologue, un jour j'insistai, elle vint, si agitée au milieu de l'histoire dans le noir, si tendue, elle me tenait le bras à deux mains, changeait de position brusquement à chaque minute, essayait de se contrôler, c'est juste de la fiction, ne t'énerve pas tant, rien à faire, le film la captivait, la capturait, elle n'était plus là dans la salle, tout entière prise par l'image, pleurait au fil du drame, sursautait violemment, s'avançait sur son siège, protestait à voix haute contre les situations représentées, dérangeait la passivité des voisins, s'identifiait aux personnages, s'impliquait dans le jeu, prenait à cœur les problèmes, ne s'appartenait plus, manquait totalement de distance.

Arriva et la lecture, ce n'était guère plus équilibré, combien de querelles sur cet excès, quand elle commençait un roman, elle devait le finir peu en importe la longueur, ne pouvait s'arrêter, lisait jour et nuit, trois jours d'affilée, sans jamais s'interrompre, repose-toi, couche-toi, mange un peu, rien à faire, elle n'entendait pas, dormait légèrement, une heure ou deux, reprenait son livre, continuait, grignotait tout en lisant, pas de mesure là encore, coupée du monde, la réalité s'absentant, les autres n'existant plus, même son propre corps nié, présente, trop présente, à l'univers du livre, projection de soi, enfermement dans l'imaginaire, elle gagnait le monde de la fiction, traversait le miroir, Arriva arrête-toi, tu te fais du mal, rien à faire.

Arriva et la musique, parlons-en, l'art de la transe et des prédispositions hystériques, ça va bien ensemble, c'était un groupe de neuf musiciens bohèmes en tournée, ils se produisirent un soir d'été dans le parc d'en face, elle les avait entendus, s'était approchée, avait bientôt gagné le premier rang des spectateurs, scandait la musique, emportée peu à peu par le spectacle, sans plus pouvoir se contrôler, dépossédée d'elle-même, je suis trop rationnelle, disait-elle, il faut que je laisse sortir mon émotivité, non tu n'es pas trop rationnelle, lui disais-je, ne méprise pas la raison, elle te permet d'être ce qui fait un humain, de garder ton équilibre mental, l'équilibre, l'équilibre, t'as que ça dans la bouche et dans ta vie de constipé, la vie de diarrhée est-ce mieux ? On a besoin de cadres et de règles de jeu pour le plaisir d'être, pour goûter aux joies de la civilisation, un peu de sauvagerie oui, trop non, tu m'imposes le rôle détestable de moralisateur parce que je t'aime, ce jour-là après le spectacle, plongée hors d'elle-même dans l'euphorie, elle invita tous les musiciens à manger et à dormir à la maison, j'étais absent, je suis rentré tard le soir, le plancher couvert de corps enlacés, et au milieu d'eux: Arriva, qu'est-ce que c'est que ça ? Arriva et la musique !

Jusque-là tout n'avait été que pressentiment, j'aimais une femme influençable, fluctuante, jamais arrêtée en elle-même, toujours extérieure à elle, femme pétrie d'échos, composée d'autres personnes, sylphide confectionnée d'ailleurs, avant tout des gestes et des attitudes de femmes proches d'elle, en amitié tout ou rien, elle se moule à l'amie, vit comme elle, adopte son discours, ses manières, ses tics, son habillement, son mode de vie, ses valeurs, Arriva et sa période rose, dans la maison: le mobilier, les revêtements aux murs, au sol, au plafond, les rideaux, les accessoires, sur elle: les tissus, le maquillage, les cheveux, tout devint rose comme chez son amie Pia, Arriva imita Pia dans ses moindres goûts, dans ses plus infimes inflexions de voix et de gestes, raffina tout ce qu'il y avait en elle, mouture Pia, se confondit à elle, au point de me l'offrir un jour en cadeau, comme si elle avait voulu mieux se donner à moi par l'intermédiaire de son amie, je n'aurais jamais dû accepter cette aventure, quel drame il en résulta, dans son don se cachait un aveu d'échec dans l'identification, j'avais l'air momentanément de préférer l'originale à sa copie, j'aurais dû comprendre et refuser.

Arriva et sa période crème, on progresse dans la dissolution du je, Arriva au sommet de la perte de soi, avec la rencontre de Yola, grande femme stricte à pantalons crème, Arriva se met à porter des pantalons et tout devient crème, dans la décoration, sur elle, autour d'elle, Arriva comme Yola, l'univers envahi par la crème Yola, Arriva troque ses cheveux raides et roses pour le bouclé blond, adopte les manières sèches de Yola, son parler rapide et robuste, endosse l'insolence et la vie de mensonge de Yola, quand le mimétisme atteint son comble, on les prend pour deux sœurs, on le leur fait remarquer souvent, elles en éprouvent de la fierté, parfaite complicité et conscience de se ressembler comme deux gouttes d'eau, au point qu'Arriva parvient à réorienter son cycle menstruel en le modelant sur celui de Yola, deux jours après Yola, toujours, c'est renversant, Arriva pousse même l'imitation jusqu'à copier la double vie compliquée de Yola, Yola trompe son mari avec des hommes beaucoup plus âgés qu'elle et, autant que possible, laids et ouvriers, résidu d'une fascination particulière pour le père dans son cas, Arriva lui emprunte sa structure de couple, s'entiche elle aussi d'un vieux singe boulanger, incitée par Yola, m'impose cet adultère de farine ou plutôt de famine, me demande de l'accepter, c'est important pour moi, je dois vivre cette relation tu comprends, et me la faire vivre ? Non, pourquoi pas un crémier tant qu'à y être ? atroce période de détresse intérieure, je ne la supporte plus ainsi, j'exige qu'elle choisisse entre la pâte du vieux singe et moi, entre la crème Yola et nous, je t'aime à la folie, je souffre, rien à faire, plus butée que jamais, il fallait substituer la radicalité d'une action à l'inertie de la patience, et lorsque je me verserai tout à l'heure mon dernier whisky d'explication avec elle, elle devrait toucher enfin à la peau de son identité et gagner sa paix finale, au moment où elle me verra rendre le souffle, par terre, crispé, les mains au ventre, délivré de moi et d'elle et de la farine, dans une ultime convulsion empoisonnée.