Extrait du Client

pièce

MAC :

Cette maison vous attendait depuis longtemps.
(Enchaînement sur la Sonate pour violon seul n° 2 en la mineur de Bach. Premier mouvement : Grave. BWV 1003. Mélanie effectue une entrée muette, puis se met à fredonner doucement une mélodie sans paroles qui ressemble au chant d'une folle dans un asile. Sa voix finit par chevaucher le violon, avant de l'emporter sur lui. Alors le joueur s'arrête. Tout au long de la tirade de Mac qui suit, Mélanie tourne au milieu de la scène par bonds étranges en chantonnant. Démarche incohérente)

LE CLIENT

(un peu effrayé, regardant tour à tour Mac et la femme) : Qui est-ce?

MAC :

C'est ma compagne, Mélanie ! Elle paraît un peu bizarre, elle n'est pas méchante. C'est la musique qui l'a attirée. Elle est émue. C'est sa façon à elle de vous dire son émotion. Elle danse de plaisir ! Vous la comprenez ! (Rire bref) On dirait un oiseau manqué qui volette mal ! (Rire tendre) Elle a un comportement insolite dans l'ensemble, elle est inoffensive. C'est une handicapée que je garde. Par charité.

LE CLIENT :

Ah ! bon !

MAC :

Une enfant rescapée de l'enfer du dehors. (Il montre la rue de la tête) Je lui paie tout. Je la loge, l'habille, la nourris. Un peu pour racheter mes fautes. (Rire bref) Et c'est pratique pour elle : l'hôpital est juste en face si elle en a besoin.

MELANIE :

Ho... ho... hopi... pital... tal... ho...
(La glossolalie se poursuit pendant les répliques suivantes)

MAC :

Il faut lui parler très doucement, sinon elle devient nerveuse, violente même, elle n'écoute plus. On ne le dirait pas, elle a des forces cachées, elle voit au-delà de la réalité, elle saisit tout, elle pressent les êtres, elle prévoit les choses. Pas croyable ! (A Mélanie qui lève sa jupe d'une manière gracieuse, voix très douce, contrastante) Mélanie ! Tu veux dire bonjour? (Même geste de Mélanie et bonds gracieux. Au client) Ça viendra quand elle en aura envie. Je l'ai connue au cinéma de quartier où je travaillais.

MELANIE :

Na... né... ciné... ma... mou... mou... mamour...
(Le chantonnement de Mélanie accompagne les paroles suivantes de Mac)

MAC :

J'y étais caissier. Je vendais des illusions : c'est... c'était ma spécialité. Et Mélanie venait souvent au cinéma. On la connaissait bien dans le quartier. On la savait un peu molle, faible, trop gentille. Alors on abusait d'elle dans le noir ! Pas croyable, hein ?

MELANIE

(Le chant de Mélanie se transforme en chorégraphie sensuelle et élégante; elle se couche bientôt par terre et fait onduler son corps) Zir, plai… dé… sir… plai… sir… ion, af…fec… tion… ion… zir.

MAC :

Quand j'ai vu ça, je me suis dit, Mac il faut que tu fasses quelque chose, il faut que ça finisse ces cochonneries-là ! Il faut la protéger et la sauver ! Alors je l'ai amenée chez moi. (Un temps) Elle a eu de mauvais parents, des alcooliques. Ils la battaient sans arrêt. Pas croyable ! Finalement, elle leur a été retirée, elle s'est retrouvée toute seule je ne sais trop comment, abandonnée.

MELANIE :

Aie... Aie... Aie... N-n-n-n-n-n-non !
(Mac déplace son escabeau et va chercher une photo dans un nouveau tiroir qu'il ouvre sans le refermer. Pendant ce temps, le client va déposer le violon et l'archet sur une commode. Mac revient près du client)

MAC :

Voyez de quoi elle avait l'air à vingt ans, quand je l'ai prise en charge.

LE CLIENT :

Pas croyable !

MAC :

Elle faisait pitié, n'est-ce pas? Avouez qu'elle est mieux aujourd'hui.

LE CLIENT :

Qu'est-ce qu'elle a ?

MAC :

Elle a simplement été maltraitée par ses parents, par tout le monde, par la vie. (Il frotte la photo de sa manche avant de la déposer sur une commode. Il s'approche de Mélanie et le prend dans ses bras. Mélanie, accroupie, réagit aux paroles de Mac par des expressions à la fois corporelles et monosyllabiques) Je l'ai découverte en fin de soirée à moitié morte sur une banquette dans la salle de cinéma, abandonnée. Alors je l'ai amenée ici. Avec moi, elle n'est pas trop mal. Elle a tout ce qu'il lui faut. J'essaie de la traiter comme ma propre femme en quelque sorte. Et elle doit se sentir bien, sinon elle s'en irait. Aucune obligation ne la retient ici. Personne ne me force à la garder non plus. Si vous l'aviez vue dans le cinéma, elle faisait vraiment pitié. (Il élève le ton, révolté) Même le propriétaire de la salle a abusé d'elle, le salaud ! Il était souvent là pour nous surveiller, les ouvreuses et moi. Non pas que nous étions malhonnêtes. C'était plutôt lui qui nous obligeait à l'être pour lui. Par exemple, il faisait passer des centaines de personnes sans déchirer les billets, de telle sorte qu'on revendait les mêmes billets plusieurs fois ! Pas croyable, hum ? Ça lui permettait de cacher des revenus au fisc. Ou encore il engageait des ouvriers pour des travaux et leur demandait de signer des reçus pour le double du montant qu'il leur donnait réellement. Là encore, il possédait bien le fisc en déduisant ces fausses factures de ses revenus. Il avait plein de combines de ce genre. Pas croyable ! Il a aujourd'hui une immense propriété et la muraille qui la protège vaut plus que toutes les maisons de la rue où elle se situe.

MELANIE

(quittant brusquement Mac pour aller vers le client) : Hotavi... gan... gna... mour... si... si-i-i-i-i... spé... spé-é-é-é... vi... vi... vi... om... om... mmmmmmou... mour.
MAC : N'ayez pas peur, mon ami.

LE CLIENT :

Mais je n'ai pas peur, au contraire.

MAC :

Elle vous dit encore sa joie d’avoir entendu respirer mon violon. A sa manière, elle connaît la musique. Je vous assure, elle est surprenante, à tous égards. Elle a beaucoup de talents cachés. (A Mélanie, voix très douce de Mac, voix contrastante) As-tu fini de manger Mélanie ? (Mélanie fait signe que non de la tête et rit comme une enfant) Tu veux dire bonjour ? (Mais Mélanie continue de chanter et de se dandiner maladroitement au milieu de l’atelier)
LE CLIENT : Elle était en train de manger ? Peut-être que je vous ai dérangés ?

MAC :

Non, pas du tout, ne vous en faites pas. Elle a besoin d'attention, d'affection. On est tous pareils. (Mélanie disparaît par la porte d'arche) Elle se joindra à nous quand elle en sentira le besoin. (Mac reprend son escabeau et ouvre un autre tiroir qu'il ne refermera pas. Il fait signe au client de s'approcher) Ça, c'est mon tiroir de fêtes, Monsieur ! mon bar secret ! C'est samedi soir et pour tout vous dire, je n'attendais pas de client... (Mouvement d'excuse du client) Non, non, non ! Je suis honoré par votre présence ! Puisque vous me faites la joie d'être là, j'aimerais boire un verre avec vous à votre santé. Qu'en dites-vous?

LE CLIENT :

Mais, je ne sais... je ne voudrais pas... je ne faisais que passer...