Extrait de L'Emprise

roman

Le voilà de nouveau, sur la même artère, debout dans l'entrée du même magasin, avec sa serviette de cuir qu'il serre contre lui à deux bras, de peur, dirait-on, qu'on la lui vole.
Il attend.
Ou du moins il regarde. Il scrute la rue, considère la tourbe des citadins, épouille les troupeaux d'autos. Il écume tout. Aucun événement n'échappe au tamis de sa conscience. Le plus infime pli de la réalité a droit à son examen minutieux. Il apprend. A chacun ses façons.
Les bureaux viennent de fermer. Débondement d'hommes et de choses à cette heure. Une sorte de grande débâcle semble ébranler la ville, et le quartier grouille d'activité. Les passants se hâtent comme si on les poursuivait. Ils défilent à une vitesse d'ombres chinoises. Va-et-vient affairé. C'est le meilleur moment pour surveiller.
Il attend. Il débusque des quantités de signes et les déguste tels quels. Parfois ses lèvres s'agitent comme pour commenter une situation. Son murmure s'accompagne de ce petit sourire de dédain qu'on lui connaît. On a beau tenter de l'approcher pour l'écouter, il change de place. Il ne veut pas qu'on l'entende, ni même, par moments, qu'on le remarque. Mais il n'échappe à personne avec son pantalon rouge si voyant. Le fixe-t-on avec un peu trop d'insistance, avec l'air de le juger étrange ? Alors il perd contenance. Ses lèvres précipitent leurs mouvements muets, comme si elles injuriaient. Il passe nerveusement une main sur ses cheveux noirs, lisses et graisseux. Il étrangle davantage sa serviette contre lui. Ses pieds un peu malhabiles se mettent en branle et le voilà de nouveau parti. Marche mécanique, interminable, inlassable, marche déroutante de somnambule à travers la ville animée.
Il croit se dérober. Mais on le retrouve vite un peu plus loin, à la gare routière par exemple. Il s'y signale très souvent.
Il attend.
Avec, au bout du bras, sa serviette bien étanche. Son veston bleu un peu raide et sa chemise boutonnée jusqu'au cou le protègent contre le monde extérieur. Il regarde les gens partir. Lui, il ne voyage jamais. Les autres, dirait-on parfois, s'en vont parce qu'il les apeure. Évidemment, il s'agit d'une illusion. Mais il aime bien y croire, parce que ça l'amuse. Il ne fait rien, il ne dit rien, il regarde tout bonnement : et les gens fuient ! C'est merveilleux ! Quel pouvoir ! De quoi en tirer vanité !
Il peut rester là, debout, dans la même position, sa serviette dans les bras, en plein soleil, il aime la lumière, durant des heures et en toutes saisons. L'hiver, il n'a pas froid, semble-t-il. L'été, il ne sue pas. Il attend. Dur et sec.