EXTRAIT DE NULLE PART QU'EN HAUT DÉSIR

"Quand on est un littéraire comme j’essaie de l’être, on est toujours soucieux de la forme ainsi que de son traitement. Le rapport à l’écriture est un rapport à une individuation de la langue, une façon de dire et de raconter qui accroît notre part d’être et qui, en offrant une source d’inspiration et un bouquet d’orientations, vise l’ensemble du lectorat. En évitant soigneusement de tomber dans l’art pour l’art, car je crois aux vertus possiblement réparatrices ainsi qu’aux qualités de défricheur et d’influenceur du métier, je fais tout de même du style une préoccupation essentielle qui s’intègre à la quête permanente d’un regard renouvelé sur soi, les autres et les choses, sans préjugés et dans toutes les directions, y compris dans les replis les plus infimes du réel et les registres les plus simples. La vie a aussi un caractère esthétique, qu’on a tendance à négliger trop souvent de nos jours, voire à discréditer comme « élitiste » — alors qu’on le repère aussi chez les animaux, les oiseaux en particulier, dans leurs parades de cour notamment. D’ailleurs, l’éthologie a montré que l’animal s’intéressait lui aussi aux formes et à l’innovation. L’esthétique n’exclut pas le pragmatique et vice versa, y compris en littérature. Barthes nous en a rappelé l’importance : « L’Esthétique, à ne pas abandonner, car Force irréductible, in-confondable. » (2015, 554) Le style restitue cette dimension, mais sur un mode hybride qui combine la réappropriation libre de critères anciens de la beauté, le mélange éventuel de traditions de diverses cultures et l’invention créatrice. Cela ne signifie pas du tout que ce souci esthétique relève d’une hauteur prétentieuse comme on a eu tendance à le théoriser depuis un demi-siècle dans un courant sociologique. Pour moi, c’est plus modestement une recherche littéraire de manières d’être et de faire, tirées de la diversité des couleurs du réel et dont le but serait ultimement de faire du bien en satisfaisant autant que possible le besoin général de beauté et de saveur ajoutée que les êtres humains éprouvent sans cesse en tant qu’homo sitiens.

En ce sens, il me paraît difficile de considérer comme périmé un tel concept mobilisateur qui peut aider toute personne dans son désir de rehausser son existence en y insérant un peu d’art. Même redéfinie sur de nouvelles bases plus pertinentes, la beauté ne sauvera peut-être pas le monde ainsi que le croyait Dostoïevski, mais elle peut contribuer à le régénérer et à inspirer une éthique du soin — ce pourquoi certains médecins prescrivent la lecture de chefs-d’œuvre à des patients déprimés ou la fréquentation des musées et l’écoute de la musique. S’éduquer par cette entremise peut conduire à plus d’acuité et de sensibilité. L’effet de surprise que suscite la beauté au quotidien nous fait sortir de la routine et invite à prêter mieux attention aux êtres et aux choses. Comme l’écrit Belinda Cannone dans S’émerveiller : « S’émerveiller résulte souvent, devant la beauté du monde comme devant l’invention artistique, d’une déroute de nos habitudes. » (2017, 135) C’est le contraire de l’attitude du blasé, de l’indifférent ou de l’inconscient pressé. Ainsi, écrire crée un état de « surprésence », pour reprendre une expression de la même écrivaine, c’est-à-dire cette « capacité de se tenir en état de présence extrême au monde qui le fait advenir dans son éclat » (112). La surprésence est ce par quoi « le familier, le banal ou le modeste accèdent à une présence considérable » (152). Tel un battement gracieux d’hirondelles dans le ciel qu’on admire au passage ou l’élégante envolée de danseurs, il y a aussi dans la beauté que je qualifierais d’« ordinaire » quelque chose de fragile et d’éphémère qui s’y dissimule habilement, qui s’éloigne un moment du réel et nous en éloigne avec lui pour mieux nourrir notre réalité, c’est-à-dire notre désir. La réalité, c’est aussi le désir du sujet, alors que le réel, c’est l’objet qui lui donne son essor. Je ne vois pas dans la beauté quelque manifestation de gratuité absolue, ou une finalité sans fin, comme on a tendance à la définir parfois en philosophie. On peut certes produire un petit concert en public sans passer le chapeau et donc jouer apparemment d’une manière gratuite, sans finalité, mais le plaisir que le musicien en retire et la joie altruiste et pragmatique d’apporter du bien-être autour de lui sont pourtant des retombées bien réelles. Le concertiste est le premier conscient de cette beauté qui comporte une fin, si discrète et résiduelle soit-elle.

La recherche de l’élégance en littérature va dans le même sens. Instiller un soupçon de phrasé dans la vie des lecteurs est une façon de produire du carburant esthétique pour ravitailler toute quête d’un art de soi, ou inspirer la formation d’une stylistique personnelle. C’est susciter par l’écriture un sentiment de complétude et d’épanouissement. Produire des textes avec art revient à mettre autant de pièces dans une sorte de juke-box du monde pour en écouter des partitions et le transformer en partenaire de danse! Par le style, la littérature crée une poétique de cette danse, y ajoute scansions et fioritures, tel ce petit coup de jambe haute qui permet de convertir une figure en vitalité. La littérature se spécialise dans ce savoir particulier qu’est le « comment » de la vie; étant une incubatrice de styles, elle en ouvre l’infinie variation : comment faire, être, percevoir, agir, concevoir et vivre ensemble. Elle rend merveilleusement bien la pluralité du « métier de vivre », selon la célèbre formule de Pavese."