En abordant ce corpus [la littérature érotique], on a cherché à savoir ce que ces œuvres avaient à nous apprendre sur la littérature en général, certes, mais aussi sur la société, sur la culture et sur l'être humain. On s'est vite aperçu que l'étude de l'érotisme littéraire débordait l'univers des lettres au sens strict et débouchait sur une histoire des mœurs, de la sexualité, de la censure, de la vie privée, de l'hygiène, du vêtement et de l'ensemble des rapports au corps. En fait, c'est toute l'histoire culturelle et sociale qui est sous-tendue par ce sujet.
Souvent pauvre dans sa dimension réflexive, cette littérature provoque pourtant des réflexions plus élevées que son propos. D'ailleurs, à ce sujet, on pourrait sans doute avec Rilke se poser la question suivante : si une réalité nous paraît pauvre, ne faut-il pas accuser avant tout la pauvreté de notre propre regard sur elle ? D'œuvres en œuvres, on a vu, en fait, s'esquisser l'image d'un corpus varié qui comporte des œuvres riches juxtaposées d'indigentes comme dans n'importe quel genre, qui questionne nos valeurs les plus importantes et qui déplace les frontières non seulement de la littérature, mais aussi de l'être humain.
Cette littérature, avant tout, propose une approche autre du désir que celle née d'une culture de l'obstacle et d'une ontologie du manque, puisqu'elle le définit dans la présence et dans l'immédiateté. En multipliant les tentatives pour déculturaliser le désir, elle célèbre la fin de la sexualité telle qu'elle a été conçue et réglée par le processus de civilisation. Le grand modèle de l'amour passion occidental qu'est Tristan et Iseut s'y défait pour céder la place à un autre modèle, celui du désir absolu où l'amour est dégagé de toute entrave imaginaire et réelle. On assiste au démantèlement des grandes valeurs d'origine chrétienne que sont le mariage et l'amour. Les héros y ont, comme dans les mythologies, des attitudes et une existence "impossibles". Ils ne connaissent guère de barrières psychologiques, physiologiques, sociales, morales. Ils consacrent la majeure partie de leur temps au plaisir. Par conséquent, leur conscience est radicalement changée. On y évolue dans un univers de l'aise, placé entièrement sous le signe du sybaritisme et de la dépense improductive. De siècle en siècle, cette littérature dessine les contours d'un humain inédit, l'homo eroticus, transformé en profondeur dans sa subjectivité par l'opulence du plaisir, soumis à un surmoi hédoniste qui habiterait la totalité de la conscience. On y voit évoluer un sujet éclaté converti en un "pervers" polymorphe qui aurait érotisé jusqu'à l'entendement. Cette littérature pulvérise ainsi les modèles venus de la religion fondés sur l'identité du sujet d'une part, sur le mariage et la passion de l'autre.
En arrière-fond de l'érographie gronde aussi la révolte : révolte contre une vie fondée sur le labeur, la renonciation, le principe de réalité et de rendement. S'y crayonne une société utopique qui repose sur le plaisir et où l'on a débarrassé l'existence de ses éléments négatifs majeurs : l'aliénation des désirs, l'ennui, la fatigue, l'incertitude, les limites morales, biologiques et matérielles, ainsi que la paranoïa collective qui fait sans cesse redouter les actions d'autrui. On y représente un monde qui a évacué la course au pain quotidien, au succès, au prestige, au pouvoir. D'une manière inattendue, cette littérature favorise également la démocratisation des rapports, en ce sens que les classes sociales y sont mélangées, le désir y ayant des effets égalisateurs, non seulement dans les orgies, mais aussi dans les rapports duels. Le racisme et la xénophobie n'y ont pas court, puisque le désir développe des visions essentiellement excitantes de l'étranger et de l'altérité. Le discours exotique qu'elle intègre contribue à ruiner un ordre établi, à faire exploser son organisation concentrique et à récuser le monde tel qu'il est. Tout le réseau des alliances par lequel une culture assure son homogénéité, ici, saute. Bien des siècles avant notre époque de mondialisation, cette littérature vivait déjà les unions interculturelles et leur choc d'altérités.
En plus de contenir beaucoup de renseignements qui peuvent contribuer à réécrire l'histoire de l'intimité, cette littérature incite à réfléchir sur des notions fondatrices de notre système de valeurs, comme celle de la beauté : ses sujets-objets font s'effondrer le couple beauté-laideur et obligent à inventer des catégories esthétiques qui rassemblent dans le même champ de convoitise profils laids et beaux, vieux et jeunes, corps interdits ou accessibles, voire animaux ou objets sans vie. Le désir, dans ses diverses ruses, assurant la rédemption érotique de tout ce qu'il rencontre et trouvant ce qu'il cherche dans n'importe quelle apparence, propose, là encore, une vision égalitaire des êtres qui peut surprendre.
Cette littérature ébranle également l'unité juridique,
politique et métaphysique de la personne et du corps. Elle met au jour
le caractère théâtral de la notion de personne. La personne,
c'est un masque que le désir arrache pour retrouver le substantiel (substantia
: ce qui se tient sous le masque), c'est-à-dire le corps. Ce démasquage
attaque une autre de nos valeurs, la fusion indivisible de la personne et du
corps, qu'on tient généralement pour indestructible, qui représente
une conquête longue et décisive de la civilisation et de la conscience
sur l'animalité et sur les vertiges présociaux.
(…)
Le désir y est perçu comme une force créatrice débordante,
lui qui imagine non seulement des sexualités excentriques, mais également
des mises en scène audacieuses, des types de vêtements transgressifs,
des meubles jamais vus, des architectures ingénieuses. On se prend à
rêver qu'existe un jour un musée de la sexualité humaine
qui regrouperait certaines de ces inventions curieuses. Par-dessus tout, cette
littérature aime la mode et rappelle que l'attention portée au
vêtement est à la base des révolutions sociales. Les collections
qu'on y voit défiler transforment le code vestimentaire reconnu en ouvrant
des sens fermés, en encourageant des pratiques, en favorisant la sexualité
instantanée, en suscitant des effets qui en arrivent à métamorphoser
l'identité sexuelle et à bousculer la langue elle-même.
(…)
Cette littérature porte encore à réfléchir sur
les structures de la conversation et du dialogue, puisque de nombreuses œuvres
se présentent sous cette forme. En parodiant la tradition mondaine, littéraire
ou philosophique du dialogue, qu'elle évide de ses conventions, elle
rudoie et sape tous les prototypes dialogaux. La nouvelle confabulation n'y
est ni critique ni dialectique, elle ne prend jamais la forme de scènes
de ménage, ne tient pas du monologue, ni de la conférence, ni
de la harangue, ni de la dispute. Elle crée une tradition parallèle,
celle du dialogue courtisan, qui constitue un véritable sous-genre à
lui seul, irrespectueux, insolent, souverain, doté de composantes propres
: tirades performatives pointant le présent en acte, badinage verbomoteur,
traces pédagogiques parodiées, annonces de désirs, bilans
de plaisirs, trépidations jouissives, cris, apostrophes, impératifs,
interjections (objets de censure par excellence dans les études linguistiques
et interdits d'emploi dans le discours scientifique), etc.
En promouvant le détail, cette littérature ébranle enfin
tout un système de valeurs esthétiques en place depuis Aristote,
selon lequel le détail entre en conflit avec la représentation
de la beauté idéale, entouré qu'il a toujours été
de suspicion, de censure, de raison et de morale. Par son entremise, elle se
trouve à célébrer le morcellement, mais aussi ce que l'esthétique
traditionnelle appellerait les petits riens importuns qui font partie des pauvretés
du réel et qui doivent être exclus des grandes œuvres. Si
le détail est tant craint, malgré son humilité, c'est qu'il
possède un pouvoir disruptif extraordinaire, et à plus forte raison
le détail sexuel. Cette littérature du détail se rebelle
ainsi contre tout un ordre millénaire et prend le parti de son envers,
montrant par là que l'économie du désir est foncièrement
dépensière et ruineuse.
Dans cette littérature, l'érotique devient ainsi un nouveau
mode de connaissance par lequel on travaille à agrandir le champ des
sensations et de la conscience et, donc, le savoir sur les réalités
humaines. Y apparaît ce qui semble faire partie des plus grands rêves
de l'humanité et en même temps s'y révèlent aussi
ses hantises les plus profondes, notamment celles qui s'associent à l'animalité
et au caractère périssable du corps. Mais ce n'est pas tout.