Extrait de La Vie de biais

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"Les toilettes de Monsieur Toujours"

Au couvent du Sacré-Cœur, l’atmosphère fébrile des cours s’atténuait le samedi matin quand les élèves pouvaient enfin faire la grasse matinée. Barthelby Toujours, lui, ne chômait jamais et surtout pas le samedi puisqu’il en profitait pour nettoyer la grande salle des toilettes du rez-de-chaussée. C’était un malentendant que les religieuses avaient embauché pour veiller à la propreté des lieux. Depuis qu’il était là, le couvent brillait de propreté. Tous les jours de la semaine, sauf le dimanche, le travail l’appelait. Portant sa coiffure singulière qui amusait tant les élèves, une longue mèche ramenée de derrière la tête par-dessus l’oreille sur la joue, il était diligent et dévoué à l’ouvrage.
Ce jour-là, il s’attaqua donc au lavage hebdomadaire de la principale salle de toilettes où il avait quarante-deux cuvettes à superviser, toutes isolées dans des cabines dont les parois et les portes ne descendaient pas jusqu’au sol ni ne montaient jusqu’au plafond pour laisser l’air circuler. Il nettoyait tout au jet, un jet puissant et vigoureux fourni par un boyau flexible comme en ont les pompiers. Pendant qu’il s’affairait à préparer cet arrosage majeur, une religieuse entra discrètement dans la salle et s’enferma dans une des toilettes pour satisfaire ses besoins.
Bartheby Toujours ne la vit pas et ne put l’entendre, vu sa surdité. De toute façon, il était concentré sur sa tâche. Chaussé de hautes bottes aux pieds, il était fin prêt pour l’opération. Le nettoyage était en général systématique et consciencieux. Il arrosait tout, le plancher, les murs, les cabinets, et ouvrait les portes pour bien soumettre chaque siège individuel à son énergique éclaboussement. Les félicitations qu’on lui avait prodiguées dans le passé l’avaient encouragé à cette robuste perfection.
Ainsi, il se mit au travail comme à l’accoutumée et commença par les cabinets. Cependant, dès le premier, il trouva une porte verrouillée, celle de la religieuse. Il avait l’habitude de ce genre de plaisanterie: pour le taquiner des enfants lui jouaient souvent de tels mauvais tours, laissant le verrou sur les portes avant de sortir en rampant par dessous. Barthelby Toujours avait cependant mis au point une technique ingénieuse pour les déverrouiller. Il avait inventé un long crochet original qu’il passait par-dessus la cloison et qui débloquait le verrou en un clin d’œil. Jamais une porte fermée ne lui en imposait désormais.
Surprise de voir descendre du ciel devant elle cette tige menaçante jamais vue, alors qu’elle lisait un livre pieux assise sur son trône, la sœur s’arrangea pour la faire dévier délicatement de sa cible. Voyant qu’il n’arrivait pas à ses fins, Barthelby Toujours abandonna, mettant en application un principe que les religieuses lui avaient appris et selon lequel le sage ne lutte pas. Passant son jet de sapeur par le dessus de la porte, il arrosa en abondance et à l’aveuglette le cabinet de la religieuse. L’insistance était d’autant plus acharnée qu’il ne voyait rien et voulait s’assurer de tout nettoyer en profondeur.
La sœur criait de tous ses poumons, mais le sourd ne l’entendait pas, pris qu’il était au surplus par les vibrations de son boyau d’arrosage. Elle sortit soudain en hurlant, toute trempée, monstre luisant et médusé émergeant des grandes eaux, le voile enlevé, la guimpe relâchée, la cornette dans une main, le psautier mouillé dans l’autre. Barthelby Toujours fit son signe de la croix.
Toute à sa colère, la sœur s’empêtra dans le cordon détaché de sa robe et trébucha. Elle se releva en vitesse, glissa un peu plus loin sur le carrelage humide, se remit debout avec fougue et quitta la salle en courant tel un oiseau noir secouant ses plumes en mille pastilles d’eau.
Longtemps on l’entendit caqueter des imprécations que son agresseur ahuri était bien le seul à ne pas pouvoir entendre.
Le lendemain, pourtant jour du Seigneur, Barthelby Toujours perdait son emploi.